Le rendez-vous de Saint-Gervais
de Jérôme SOUFFLET

Lecture et exposition à la Chapelle Saint-Gervais à l’occasion de « C’est tout un art » (Baie de Somme 3 Vallées – octobre 2013)

Huile sur toile de l’artiste peintre
Pierre SOUFFLET

« La silhouette avançait avec une lenteur fascinante.

Je me forçai à détourner la tête.

Isolée au milieu des champs, à l’extérieur du village, la chapelle, entourée de son minuscule cimetière, formait déjà une enclave dans le paysage… un morceau de temps suspendu, prudemment délimité par une petite clôture et des buissons bien taillés… Me laisser happer par l’avancée interminable mais inexorable de cette Marcheuse presque immobile, eût achevé de me plonger dans une autre dimension…

Je me retrouvais au large de Coulonvillers, comme on se retrouve au large d’une côte, sur un petit bout d’île. Suffisamment loin pour se sentir un peu perdu sans être pris pour autant par le vertige de la pleine mer.

Les champs et les pâtures s’étendaient autour de moi comme un océan figé dans ses vagues.

Je devais réaliser une série de photographies de la chapelle Saint-Gervais pour une brochure du conseil régional. J’aurais pu me contenter de quelques clichés plein cadre : la façade, avec sa petite rosace aux reflets vert d’eau, surmontée d’une niche curieusement vide et d’un clocher d’ardoises noires… L’arrière du bâtiment, avec son christ, clair comme de la craie, couronné d’une autre rosace plus petite et d’une croix de fer plantée au sommet du pignon… Les côtés, aux deux fenêtres toutes simples, s’ouvrant dans les alternances de pierres blanches et de briques des murs trapus… Une vue prise du seuil, donnant sur le minuscule cimetière… Une autre sur l’intérieur blanchi à la chaux de la bâtisse, son sol de briques rouges et ses bancs de bois brut… Et pour terminer, quelques gros plans de détails : l’autel muni de curieuses pattes, empruntées sans doute à un animal chimérique… Quelques statues, dont certaines avaient les mains coupées… Sans oublier bien sûr les petits médaillons d’émail où figuraient les noms et les visages, plus ou moins effacés, des enfants du pays morts en 14…

Oui, j’aurais pu m’en tirer en photographiant tout cela proprement, mais je me suis toujours refusé à me contenter d’un cliché banal, du minimum syndical de la commande… Je voulais trouver l’angle, l’atmosphère, l’âme… D’ailleurs la présence des portraits des soldats décédés me troublait. Même si elle n’avait pas été bâtie pour eux à l’origine, la chapelle était devenue la leur… Mais comment rendre cette impression ? Il me fallait un peu de temps… J’avais donc décidé de venir plusieurs jours de suite, à des heures différentes, pour tenter de saisir les changements de lumière, et peut-être aussi surprendre les éventuels visiteurs.

J’étais arrivé tôt ce premier matin. Un homme d’une soixantaine d’années était déjà là, faisant le ménage d’une tombe, celle de sa femme apparemment, ôtant avec soin les feuilles mortes poussées là par le vent, grattant les affronts des oiseaux, lavant les trainées laissées dans la poussière par la pluie… Chaque geste était exécuté avec soin, avec délicatesse… avec tendresse.

Nous avions échangé quelques mots. J’avais lu dans ses yeux qu’il jugeait mon occupation futile par rapport à la sienne. Il offrait de la vie, de l’amour, de la netteté, de la dignité à une disparue, je tournais autour du pot pour prendre quelques photos…

J’avais voulu être aimable en discutant avec lui, mais en fait, je l’encombrais. Sa lutte contre le temps, qui, à chaque seconde, creusait impitoyablement l’abîme entre les vivants et ceux qu’ils avaient perdus, exigeait toute sa concentration.

C’est pour cela qu’il attira tout de suite mon attention lorsqu’il se redressa brusquement pour fixer l’horizon. Cette pause dans son activité minutieuse était si surprenante que je m’approchai aussitôt. Je l’entendis alors murmurer, plus pour lui-même que pour moi :

– Voilà Mathilde…

Huile sur toile de l’artiste peintre
Pierre SOUFFLET

Je suivis son regard, et c’est ainsi que je découvris la Marcheuse, venant du village se trouvant à environ 500 mètres de la chapelle pour d’obscures raisons historiques…. La lumière grise, plate, effaçait les perspectives… Dans une lenteur irréelle, la silhouette progressait cependant, avec grâce et difficulté à la fois. On sentait que la rouille du grand âge avait pris ses membres, et en même temps, une exquise féminité résistait en elle au naufrage des années accumulées. Elle portait une longue robe blanche et un voile de dentelle.

L’homme finit par s’agacer de ma fascination. Il crût en venir à bout en me racontant l’histoire de la Marcheuse, l’histoire de Mathilde.

– La pauvre ! Elle avait 16 ans en 14…. Oui ! Elle a 115 ans ! La télé a même voulu la filmer l’année dernière : 115 ans, vous vous imaginez ? 115 ans à ne pas vivre sa vie, c’est ça qui est triste !

L’homme se tut pour vérifier si je suivais bien son petit exposé.

 

– Dès les 15 ans de sa fille, la mère de Mathilde avait accroché un «  mai d’amour » au pignon de sa maison. C’était un simple rameau de sapin qui servait à signaler les filles à marier dans le village… D’habitude, c’était les jeunes gens eux-mêmes qui s’en chargeaient, mais là, la mère les avait pris de vitesse… Elle voulait se débarrasser du « paquet » comme on dit ! C’était une charge pour elle, la petite n’avait pas de père ! Vous imaginez, à cette époque ?! L’année suivante, le jour de Quasimodo, le jeune Félix, Félix Avril – un joli nom, hein ? – qui était à peine plus âgé, était venu tout droit chez elle pour faire la cueillette des œufs de pâques… Et, suivant la tradition de l’époque, après la grande omelette, bien arrosée de vin et de cidre, les jeunes gens avaient dansé ensemble sur les écailles des œufs, comme tous ceux de leur âge…. « Le bal des écailles »… Les traditions avaient leur charme…

L’homme fit une nouvelle pause, et sans quitter des yeux la silhouette qui n’en finissait pas de nous rejoindre, sortit une boîte métallique plate de sa poche, une rouleuse mécanique, dont il tira, après quelques passes rapides de magicien sûr de lui, une cigarette impeccable. Il prit le temps d’une bouffée avant de reprendre.

– Il paraît qu’au bout d’un moment, tout le monde s’était écarté pour les regarder danser, tellement ils étaient beaux tous les deux… Je veux dire : beaux ensemble… Ceux qui m’ont raconté l’histoire disaient même qu’ils « s’éclairaient » l’un l’autre… Les étincelles du coup de foudre… Alors, évidemment, le jeune Félix a demandé Mathilde en mariage. La mère s’est empressée de dire oui, et la cérémonie a été fixée pour l’été… L’été 14… Vous imaginez la suite… Félix a été mobilisé, la noce reportée, et puis, comme tant de gars de son âge, le petit est tombé au front, pas bien loin… Par rapport à d’autres, dans son malheur, il a eu de la chance : on a retrouvé son corps. Tenez, vous voyez la petite tombe toute simple sous une croix de pierre ? C’est lui… Le hasard a fait que les funérailles aient lieu un été, à la même date que celle qui avait été prévue pour le mariage… C’est ça qui a du achever de faire perdre la tête à la pauvre Mathilde… Au lieu de venir en tenue de deuil à l’enterrement, elle est arrivée, comme aujourd’hui, dans sa robe de mariée, qu’elle avait cousue elle-même en espérant le retour de son fiancé ! Depuis, elle passe sa vie à l’attendre… Elle vient tous les jours ici… Elle pense qu’ils se marieront à la chapelle…

A cet instant, Mathilde pénétra enfin dans le cimetière. Elle passa devant nous, dans sa robe de mariée jaunie par le temps, usée jusqu’à la trame, et alla s’asseoir sur le bord d’une des bornes en ciment, reliées par des chaînes, qui délimitaient une sépulture plus cossue que les autres, à côté de celle de Félix.

L’homme recommença à s’occuper de sa disparue, puis finit par s’en aller, d’un pas vif et sûr, régénéré par le sentiment d’avoir fait ce qu’il pouvait contre l’oubli.

Je m’approchai de Mathilde, totalement indifférente à ma présence. Le grand âge n’avait quasiment pas touché à sa silhouette, mince et droite. Ses yeux, couleur bleuets, étaient restés vifs, en attente, comme tout son être. L’attente l’avait conservée. Son visage était ridé, bien sûr, mais sans que cela n’en détruise les lignes harmonieuses. Sa chevelure, d’un blanc immaculé, coiffée en un chignon compliqué d’un autre siècle, avait conservé tout son volume sous le voile de dentelle… La fiancée de Félix avait été belle et l’était toujours.

Après de longues heures, obéissant à je ne sais quel signal secret, elle se leva et repartit vers le village avec la même lenteur fascinante….

Je compris vite que je n’arriverais pas à entrer en communication avec elle. Elle ne me voyait sans doute même pas. Je pensais que peut-être, au fil des jours… Mais cela n’arriva pas.

Le lendemain, elle ne vint pas. Le surlendemain, j’appris sa mort. Le jour suivant, on l’enterra dans le petit cimetière. C’était la veille de la date anniversaire de l’enterrement de Félix, et de leur mariage qui n’avait jamais eu lieu. Il faisait enfin beau. L’été avait mis longtemps à mériter son nom.

Tout le village se déplaça. Mathilde était devenue une légende…

On lui avait trouvé une place le plus près possible de celle de son fiancé. Elle fut évidemment enterrée dans sa robe de mariée…

J’attendis que le cimetière eût retrouvé sa solitude et que la nuit fût tombée pour reprendre mon travail. Je voulais réaliser quelques images nocturnes.

Il n’y avait pas de lune, mais les étoiles brillaient. J’avais une thermos de café et quelques sandwiches… Je fis une série de clichés en pose, étirant les angles de vue, cherchant des « révélations » dans les contre-plongées… Je me surpris à rêvasser… Je pensais à Mathilde, aux soldats des deux guerres enterrés ici. L’équipage entier d’un avion de la R.A.F. s’était écrasé tout près de la chapelle en 44, ils étaient tous là, réunis à ceux de 14 : flight sergeant, engineer, pilot, air gunner, wireless operator…. « They shall not grow old »… Ils n’auront pas vécu vieux…

Je crus entendre le bruit étouffé d’un bimoteur…

Il était minuit. Une brume tiède et lumineuse était montée du sol sans que je m’en aperçoive…

Le sommeil me gagnait, assis au même endroit que Mathilde quelques jours auparavant, mais je n’arrivais pas à me décider à partir… J’avais pourtant réussi quelques photos dont j’aimais l’atmosphère…

Je perçus soudain une espèce de murmure…

Cela semblait venir de l’intérieur, mais de l’intérieur de quoi ? La chapelle était vide et avait été fermée à clef en fin d’après-midi… La brume scintillante continuait à monter du sol, et des courants, des mouvements, s’y dessinaient à présent…

Au bout d’un moment quelque chose se noua dans ma poitrine… Je distinguai soudain des silhouettes… Au début ce ne fut qu’une sensation, un trait de fusain dans le brouillard, puis les contours se précisèrent…

J’étais paralysé comme on l’est dans un rêve lorsqu’on essaye de courir ou de hurler et que notre corps ne répond pas aux ordres… La température avait subitement baissé. Les silhouettes se multipliaient, elles prenaient de l’épaisseur, devenaient des hommes, des femmes, des enfants, dans des tenues de différentes époques.

Des uniformes se dessinèrent… Un groupe de soldats des années 40, alignés, pâles et moustachus, la main sur la boucle du ceinturon…

Au fur et à mesure, la brume se résorbait comme si les apparitions en absorbaient la matière…

Tous semblèrent se tourner vers la tombe de Félix. J’étais juste à côté. Je frissonnai. Je faillis m’évanouir lorsque le sommet d’une tête apparut au ras de la sépulture. Puis, comme si il avait été debout sur un plateau élévateur, je vis le corps d’un jeune homme sortir de terre, droit comme un i.

Tout le monde applaudit en silence. C’était bien le jeune homme dont j’avais vu le portrait sur l’un des médaillons. Son apparence était mouvante, comme si elle se défaisait et se reconstituait de secondes en secondes…

Il était pâle lui aussi, mais ses yeux brillaient. Il portait son uniforme de poilu.

Il se dirigea vers la tombe toute fraîche de Mathilde, puis je le vis prononcer son nom sans qu’aucun son ne me parvienne.

Une tâche blanche apparut peu à peu sur la pierre tombale… Le voile de dentelle… Comme s’il flottait sur l’océan… Puis le visage de la centenaire, son corps frêle dans sa robe de mariée… Le jeune homme s’approcha. Les yeux de la si vieille dame se mirent à briller à leur tour lorsque le fiancé caressa doucement le visage de sa promise… Alors, sous les caresses, les rides s’estompèrent petit à petit, jusqu’à disparaitre totalement. Mathilde venait de retrouver son visage de toute jeune fille ; ses cheveux, leur teinte d’ébène polie… Ses seins drus et pleins tendaient fermement sa robe, qui n’avait plus rien de jauni ni d’usé : elle était d’une blancheur éclatante dans la nuit…

Sous des applaudissements toujours parfaitement silencieux, les deux jeunes gens s’embrassèrent, devenant plus lumineux au fur et à mesure de leur baiser… La foule fantôme leva alors la tête… Dans le ciel étoilé, des biplans brillants comme des lucioles exécutaient des figures de voltige…

La noce se mit en rang et s’avança vers la chapelle… Je fermais la procession…

Les fiancés furent les premiers à traverser le portail de bois, suivis de leurs invités.

La porte toujours fermée à clef m’arrêta. Tous avaient disparu à l’intérieur. Le mariage avait enfin lieu…

Dans le ciel, Il n’y avait plus que les étoiles. Plus de brume. L’air avait retrouvé la tiédeur de l’été.

Je ne les vis pas ressortir.

Pas une seconde, je n’avais songé à prendre une photo !« 

 

Montreuil, le 07/10/2013